La Voix de la Vengeance
Chapitre 0
Comme toutes les histoires de vengeance ou d’amour, la mienne commence par une obsession. Celle que j’avais pour Yervain du Bureau de Contrôle des Voix, depuis qu’il avait, au milieu d’une nuit d’été brûlante, tué mon frère.
Son image me suivait partout, hantise malade et sale dont je ne pouvais me défaire : lorsque je me retournais d’un coup dans la rue commerçante bondée, prise de frissons, certaine que l’odeur ferreuse que je venais de percevoir était la sienne ; dans des rêves étranges et poisseux, où il mesurait mon âme ; dans les fumées épaisses du temple de Vogron, illusions mêlées à l’encens épicé et aux feux rituels.
Oui, mon histoire commence par une obsession, née dans les flammes et le sang d’un soir d’été.
Chapitre 1
Cette nuit-là m’oppressait, brûlante. De ses doigts fiévreux, elle voilait ma peau de sueur, collait des mèches de cheveux noirs à ma nuque, épaississait mon sang. Surtout, elle chassait le sommeil, et je restais éveillée, immobile sur un matelas trop fin posé au sol. L’alcool qui m’était monté à la tête ne redescendait que lentement. Les relents aigres du vin bouchonné de mon frère flottaient encore dans l’air de sa chambre étroite.
Je me tournai sur le côté et le tissu rêche du drap de lin irrita la peau de mon bras. Sur son lit, à deux pas de moi, mon frère Juter fixait le plafond, yeux grands ouverts dans l’obscurité. Lui non plus ne dormait pas.
Comme souvent depuis mon arrivée à Fer-en-mer, un mois plus tôt, j’avais passé la soirée à écouter mon frère raconter sa journée aux entrepôts du port : c’était toujours des histoires pleines de disputes de marins et de cargaisons de soies brillantes, des récits au goût de sel et d’aventure. Sur ma langue, le souvenir des dattes trop sucrées que nous avions mangées subsistait, un fantôme sirupeux, mais joyeux, qui résumait la soirée.
Je préférais mille fois mal dormir par terre chez Juter que de rester à mon pensionnat, où les autres filles m’ignoraient. Il n’y avait que mon frère dont j’étais proche, ici. Pas qu’ici. La pensée me venait sans amertume ; je n’étais pas une créature sociale, et je ne ressentais pas le besoin de créer de nouveaux liens.
Mon frère me suffisait. M’avait toujours suffi.
Je ne réclamais personne d’autre. Car nos divinités sombres de l’extrême sud le disaient, il fallait payer pour ce que l’on demandait, toujours. Alors, je ne conservais que deux souhaits que j’envoyais silencieusement à Gotron et Chamère, nos deux anciens dieux : ne pas devenir folle ; rejoindre l’université.
— Je n’aurais jamais dû te faire venir à Fer-en-mer, lâcha mon frère tout à coup.
Sa voix m’extirpa du tour sinistre que prenaient mes pensées. J’hésitai à répondre ; la nuit était avancée, et nos journées de travail au port commençaient tôt. Il fallait se lever alors que l’aube grisait à peine le ciel, puis descendre les rues tortueuses et sales du quartier nord où vivait mon frère. Les quais se trouvaient à plus d’une demi-heure de marche – Juter y rejoignait les entrepôts, moi les ateliers de tissage.
Je n’aurais jamais dû te faire venir. La curiosité gagna : voulait-il que nous repartions à Terransson ?
— Comment ça ? répondis-je. C’est toi qui voulais venir ici.
— C’était une erreur.
— Pourquoi ? J’aime bien Fer-en-mer.
— C’est parce que tu viens d’arriver. Tu n’as pas encore vu… la réalité de l’île.
Saqulan, une île montagneuse et balayée de vents brûlants, dominait la région. Sa capitale, Fer-en-mer, prospérait dans sa baie principale, encerclée de collines d’oliviers et de vignobles en terrasses. La première fois que j’avais posé le pied sur les quais, au milieu des cris des marins et du claquement des voiles, face aux bâtiments couverts de mosaïques blanches et rouges, j’avais trouvé la ville immense et trop bruyante, un peu terrifiante. C’est ça, je m’étais dit, le goût que la vie doit avoir.
La mienne commençait enfin.
Juter et moi étions nés plus au sud encore, à Terransson, l’un des îlots sous l’administration de Saqulan. Là-bas, nous n’avions connu qu’une vie simple de sable rouge et de cordes raidies par le sel. Nos parents y possédaient un commerce de pêche, dont Juter aurait dû hériter. Mais les poissons se raréfiaient, migrant vers le nord, et Terransson, de faillite en faillite, se vidait de ses habitants.
— C’est mieux que Terransson, insistai-je. C’est ce que tu disais.
— Oui. Mais ce n’est pas suffisant. Je pensais… qu’on aurait de l’avenir, ici. Mais non. Tu verras, Fer-en-mer exploite les îlotiens comme nous. C’est… pire que ce à quoi je m’attendais. Quasiment tous les journaliers sur le port ne viennent pas de Fer-en-mer, et tu sais pourquoi ? Parce que pour signer un véritable contrat de travail, il faut la citoyenneté de l’île. Et je ne te parle même pas des extérieurs à l’administration… Les citoyens, ils accaparent tous les postes stables dans les boutiques et les navires. Fer-en-mer est pourrie, sclérosée. On n’arrivera jamais à rien, ici. Jamais. Je les déteste tous. Dès que j’aurai économisé assez, je partirai pour Oferre.
À ces mots, je me redressai, malgré l’atmosphère lourde et humide de la nuit qui pesait sur mon corps.
— Oferre ? Mais… mais c’est à plus de six îles de Saqulan !
— Justement ! répliqua mon frère d’un ton enthousiaste. Si nous voulons devenir quelque chose, il faut quitter l’extrême sud. Letrez connait quelqu’un qui est allé à Oferre, une fois. Il disait que la capitale est quatre fois plus grande que Fer-en-mer. Tu te rends compte ? Aussi, n’importe qui peut s’élever dans ses rangs et même des extérieurs à l’administration peuvent travailler et devenir citoyens.
Il continuait de fixer le plafond, égaré dans des rêves auxquels je n’avais pas accès.
— Tu… tu me laisserais ? finis-je par dire. Alors que je viens à peine d’arriver ?
J’avais attendu un an. Un an, depuis que Juter avait quitté Terransson pour Fer-en-mer, contre l’avis de nos parents. Un an de solitude et de silences, passé à rapiécer des filets usés, à évider des poissons, à écouter ma mère se plaindre de la perte de son fils unique. Le soir, je partais sur la plage rouge du sud. J’y ramassais les coquillages de nacre bleue, que je jetais ensuite dans les flots sombres ; des sacrifices habituels à Gotron, car on n’avait rien sans rien, et tout était rétribution. Je les accompagnais d’une prière silencieuse : ne pas devenir folle ; retrouver Juter à Fer-en-mer ; l’université.
Toujours allongé dans son lit, Juter se retourna vers moi, ses yeux bleu-vert brillants.
— Tu veux rejoindre l’université, non ? me demanda-t-il.
— Oui.
Je n’ajoutai rien. Habituellement, Juter me taquinait à ce sujet : l’université, disait-il, et tu sais combien de tapis tu vas devoir tisser avant de payer les frais d’inscription ? Mais ce soir était différent.
— Pourquoi le veux-tu tellement ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Car je ne veux pas rester aussi ignorante que toi ?
Il ne réagit pas à ma pique.
— Non, vraiment, pourquoi ? Tant d’obstacles devant toi, des perspectives minables à abîmer tes yeux en tissant dans des pièces mal éclairées, et pourtant tu t’accroches. Pourquoi ?
Ma bouche s’assécha. Le vin donnait une qualité étrange et fluide au monde : pour la première fois de ma vie, je m’autorisais à jouer avec l’idée de la franchise.
Je m’imaginais lui chuchoter, Juter, je t’ai caché quelque chose. J’ai un problème, et ça me terrifie. Je suis cassée, pourrie, anormale. Lorsque les premiers sangs et crampes sont venus, quelque chose en moi a changé. Je ne l’ai pas voulu, je te le jure, je te le jure. Ma gorge me brûlait, et, lorsque je laissai sortir des mots différemment, le monde se tordait et se transformait. Je disais blanc, et l’air s’éclaircissait. Je disais noir, et je ne voyais plus. J’ai arrêté tout de suite, vraiment, je n’ai plus jamais rien Parlé. Je te le jure. Je ne l’ai pas voulu.
Oui, j’étais cassée, pourrie, anormale.
Car dans l’Archipel, seules les Mille Voix élues par les dieux de Jennellise pouvaient utiliser leur pouvoir. Et les autres, celles que les dieux n’avaient pas touchées, celles dont je faisais partie… il y avait quelque chose de mauvais dans leur Voix. Quelque chose de vicié, comme du lait qui lentement se caillait, quelque chose qui rendait fou.
Chaque îlot avait ses récits de Voix sauvages enragées. Elles finissaient toujours par Parler des mots d’horreur et de morts, et il fallait les arrêter dans le sang et la violence.
Je n’étais pas comme ça. Je ne voulais pas être comme ça.
— Vaelle ? insista doucement mon frère.
Non, je ne pouvais rien lui dire. Et s’il s’écartait de moi avec horreur ? S’il me disait que oui, j’étais pourrie, que je devais mourir, que le Bureau devait me tuer, qu’il ne me paierait plus mon pensionnat et qu’il ne voulait plus jamais me voir ?
Je n’avais qu’un espoir : l’université. On disait que certaines études abordaient les Voix et leur influence dans l’Archipel, leur origine et l’étendue de leurs pouvoirs. Peut-être, alors, pourrais-je trouver un moyen de m’en débarrasser – ou, au moins, de continuer à vivre avec sans devenir folle et dangereuse.
Juter ne devait pas savoir. Jamais.
— Eh bien, répondis-je, pour apprendre. Et ne pas rester une pauvre tisseuse toute ma vie.
Il hocha la tête avec lenteur, presque en transe.
— Tu sais qu’à Oferre, l’université est gratuite pour tous ? Il suffit juste de réussir le test d’entrée.
— N’importe quoi, répondis-je trop vite.
Je voyais où il voulait en venir, et j’avais peur. Peur d’être déçue.
— Quand bien même, repris-je, comment réussirais-je ce test d’entrée ?
Il balaya mes doutes d’un revers de main, irradiant la confiance et le défi, comme depuis qu’il était tout petit et que c’était lui qui grimpait le plus vite au sommet des oliviers sombres et tordus des hauteurs.
— Letrez participe parfois à des livraisons pour des familles citoyennes riches, me dit-il de son débit vif. Il est en bon contact avec certains des serviteurs. Peut-être qu’il pourrait se débrouiller pour que tu accèdes à la bibliothèque de l’une de ces familles. Tu étudierais de Fer-en-mer ! Et quand j’aurai assez d’argent, nous embarquerons ensemble pour Oferre, où tu réussiras l’examen d’entrée. On y créera nos propres destinées, et on ne sera plus des enfants de pêcheurs, ni des journaliers sous-payés, mais une érudite et un aventurier. Ça te dirait, petite sœur ?
Il avait le ton ardent et rapide, veiné d’enthousiasme.
— Peut-être, dis-je alors que la fatigue et l’alcool embrumaient mon cerveau. Peut-être.
La chaleur nocturne pesait, étouffante. Surnaturelle.
Assoupie par le vin et le sucre, bercée par les chants d’ivrognes du dehors, le sommeil commençait enfin à me saisir.
Le brouhaha extérieur cessa. Premier signe, auquel je ne réagis pas, presque reconnaissante du silence. Mon frère, lui, se releva à moitié, tendu. Pour moi, ce fut la chaleur qui me réveilla pleinement. Accrue, brûlante, le genre qui fait suer et assèche la bouche. Deuxième signe.
Plus tard, j’apprendrai que c’était le mode opératoire habituel de la Voix 209 : elle aimait se servir de l’environnement, des grains d’inconfort qu’elle pouvait trouver – le froid, la chaleur, l’humidité, les odeurs – qu’elle accentuait, qu’elle poussait jusqu’à l’insupportable. Subtile à Parler, mais d’une dangerosité suffisamment basse pour qu’elle y soit autorisée.
— Tu as de l’eau ? grommelai-je en me redressant.
Sans attendre la réponse, j’attrapai ma masse de cheveux humides pour les décoller de ma nuque trempée. Ils tombaient jusqu’au bas du dos, fierté toute féminine typique de l’extrême sud : grand-mère Ayesse les avait encore jusqu’à la taille, bien que les siens soient désormais blancs comme le sel. J’entrepris de les tresser, mais j’étais lente, avec mes doigts gonflés de chaleur.
Quelques rayons de la lune rousse passaient par la fenêtre, posant un éclat gris sombre dans la pièce. Le rideau brun qui nous protégeait le jour du soleil avait été retiré et reposait sur l’unique chaise de Juter.
— Chut. Tu as entendu ? demanda mon frère dans un murmure.
Je ne remarquai pas sa tension, et grognai pour toute réponse. La nuit était suffocante, trop pour laisser mes longs cheveux lâchés. Mon ruban se révélait introuvable ; je le cherchais par terre, à tâtons, mes doigts sur les dalles rêches, alors que je tenais la fin de ma tresse de l’autre main.
— Vaelle ! Réponds-moi.
— Entendu quoi ? demandai-je tout haut. Tu as vu mon ruban ?
— Moins fort !
Mon frère se leva dans un ensemble de mouvements secs et hésitants. Je me tendis. Malgré la brume du sommeil et du vin, je commençai à comprendre que quelque chose n’allait pas.
— Juter, que se passe-t-il ? chuchotai-je.
— Écoute, je vais voir dehors. Je… je te retrouverai plus tard, d’accord ?
— Mais pourquoi ?
Il enfila sa tunique avec nervosité. La chaleur m’étouffait, rendant chacune de mes respirations brûlantes et lourdes. Difficiles.
— Juter, tu… tu vas où ?
Il rassembla quelques affaires dans un sac, m’enjamba et se dirigea vers la porte.
Puis la lumière fut.
Blanche.
Pure.
La chambre se révéla crûment. La chaise de bois sec, fendue sur un de ses pieds. Les coupes d’argile brun bon marché, l’outre de mauvais vin, l’assiette émaillée. Mon ruban reposait au pied de la chaise, contraste pâle sur les dalles sombres.
Debout près de la porte, mon frère ne bougeait plus.
— Que se passe-t-il ? Juter !
Bien qu’engourdie, j’avais commencé à deviner. Dans l’Archipel, seules les Mille Voix pouvaient commander à la lumière : elles Parlaient et le monde se pliait à leur Voix.
Je me levai, oublieuse du ruban malgré la sueur qui faisait coller ma tunique à ma peau irritée. Mes cheveux retombèrent autour de mon visage, rideau étouffant. Mon frère ne bougeait toujours pas, face à la porte, me tournant le dos. Ce n’était pas normal.
J’avançai vers lui et lui touchai l’épaule.
— Juter ?
La porte s’ouvrit d’un coup. Je reculai, dans un mélange de peur et de surprise.
— Juter de Terransson, annonça une voix masculine prudente, vous êtes en état d’arrestation pour utilisation non autorisée des prérogatives des Voix.
Dans l’encadrement de la porte, un jeune homme.
Les gens de Fer-en-mer, eux, voyaient d’abord l’uniforme : le gris métallique de la cape, que le Bureau portait même au cœur de l’été, les pantalons de la même teinte et les bottes noires de cuir tanné. Ils voyaient l’uniforme et ils s’écartaient, car le Bureau n’appartenait ni à Saqulan, ni à Oferre, et, en théorie du moins, ni même à Jennellise, la cité reine de toutes les îles. Sans citoyenneté et sans affiliation – si ce n’est à l’Archipel entier –, le Bureau avait la prérogative de contrôler les Mille Voix.
Mais j’étais une pauvre fille d’un îlot de l’extrême sud, et je n’avais pas encore les réflexes des cités qui associent la valeur à la tenue. Alors, c’est son visage que je fixai. D’abord, son teint plus pâle que le mien qui trahissait une origine du nord de l’Archipel. Il est étrange que je me souvienne de chacun de ses traits individuels plus que l’ensemble : son nez droit ; ses joues hautes et creuses ; ses cernes violacés ; la forme allongée de son visage à la peau glabre et les mèches couleur terre mouillée qui tombaient sur son front ; ses lèvres rougies et un peu gercées ; et ses yeux sombres qui brillaient de l’éclat de la lumière blanche Parlée.
— Je suis le contrôleur Yervain du Bureau du Contrôle des Voix, continua l’homme, et je suis venu vous appréhender.
Mon frère fut pris d’un tremblement de tout le corps. Choquée, je n’arrivais toujours pas à articuler un seul mot.
Évidemment, le contrôleur se trompait en s’adressant à mon frère : c’était moi, bien sûr, qu’ils recherchaient. Certaines rumeurs disaient que le Bureau possédait des fioles pleines d’une eau magique, qui se teintaient de couleurs vives à proximité des Voix illégales. Forcément, ils allaient vite se rendre compte de leur erreur.
J’avais été tellement concentrée sur mon secret que l’idée que mon frère ait eu le sien m’était inconcevable.
— Si nous obtenons votre coopération, continua le contrôleur face à notre silence, vous serez traité avec considération.
— Je… elle… commença mon frère.
Sa voix rauque butait sur chaque mot, comme s’il n’en avait pas encore retrouvé l’entier contrôle.
— Qui est-elle ? demanda une voix féminine.
Derrière le contrôleur Yervain se tenait une femme à la peau sombre et aux yeux bleus typiques du sud. Sa cape de laine épaisse entourait sa silhouette fine vêtue d’une robe au gris du Bureau. Une Voix, devinai-je alors que la respiration se bloquait dans ma gorge. J’étais incapable de bouger, incapable de réfléchir.
— Elle… réussit à prononcer mon frère. Elle n’a… rien à voir avec… dans…
Le contrôleur me regarda à peine : il ne devait voir qu’une jeune fille d’ici, aux longs cheveux noirs épais et à la peau mate. Qu’une îlotienne montée à Fer-en-mer dans l’espoir d’une vie meilleure, comme des centaines le faisaient chaque année. Ce fut ma chance, je ne le savais pas encore, mais ce fut ma chance.
— Yervain, dit la Voix, fais-la sortir.
Ce n’est vraiment pas moi qu’ils recherchent. L’idée me faisait tourner la tête. C’était bien mon frère, leur cible. Mon frère.
Le contrôleur se tourna vers moi.
— Veuillez partir, cette affaire ne vous concerne pas.
— Vous… Juter n’est pas un criminel ! Vous devez faire erreur.
— Non, répliqua le contrôleur.
Oh, cette voix calme, articulée et teintée d’ennui. Oh comme elle me hante.
— Vous n’allez pas… lui faire de mal ? réussis-je à dire.
— S’il coopère, il sera traité avec considération.
Mon frère restait immobile, toujours sous le contrôle de la Voix.
J’aurais pu utiliser ma Voix illégale, peut-être, pour aider mon frère. Mais j’avais enfoui mon don si profondément que j’étais incapable, à ce moment, de Parler. Et puis, Parler quoi ? Comment ? C’était interdit, c’était dangereux, cela rendait fou. Figée par la peur et l’ignorance, je ne fis rien. Rien.
— Veuillez partir, répéta Yervain.
L’ordre m’atteignit enfin. J’étais jeune, et c’était la première fois que j’avais affaire à un représentant de l’autorité du Bureau, et Yervain m’offrait une échappatoire – partez, votre frère sera traité avec considération. Alors, bien sûr, j’obéis.
J’avançai, un pas après l’autre. La transpiration coulait sur mon front, ma lèvre supérieure. Elle avait un goût de sel et de peur. J’atteignis le niveau de mon frère, et j’allais le dépasser.
Tout dérapa.
Mon frère restait sous contrôle de la Voix, mais peut-être avait-elle surestimé la qualité de son Parlé ou peut-être que le pouvoir de mon frère était bien plus puissant qu’ils n’avaient prévu, si puissant qu’un blocage partiel des muscles et des cordes vocales ne suffisait pas.
Et mon frère, c’était un digne héritier de l’extrême sud, de notre peuple d’anciens pirates et d’aventuriers fous qui, pendant des siècles, traversèrent les mers infinies pour chercher ses trésors engloutis et chasser ses animaux mythiques. Oui, un pur descendant des princes navigateurs légendaires. Jamais il n’aurait coopéré.
Jamais.
Je le dépassai, et me retrouvai dans l’encadrement de la porte. Alors, pendant ce bref moment où je barrai le champ de vision de la Voix 209 et de Yervain, mon frère Parla.
— Tais-toi.
L’air prit un éclat d’or, fort, intense, que je ne compris pas. La Voix 209 porta la main à sa gorge.
— Brûlez, dit mon frère.
Autour de la Voix, l’air, déjà épais et bouillant, s’embrasa. Sa cape de laine s’enflamma.
Elle se jeta à terre en hurlant, se roula au sol pour arrêter les flammes qui léchaient sa peau et ses cheveux. Effrayée, je me poussai contre l’encadrement de la porte. Rien n’avait de sens, je suffoquais, les poumons en feu.
Alors que la lumière des flammes dansait sur sa peau mate, mon frère me donnait l’impression d’être un dieu. L’avatar de Vogrennon de Jennellise, peut-être. Un prince légendaire, que j’aurais suivi jusqu’au bout des mers infinies. J’avais menti, tout à l’heure, quand j’avais répondu « peut-être » : je voulais dire oui, je te suivrai toujours, où tu veux et quand tu veux.
Mais Yervain du Bureau restait épargné, calme au milieu de la fournaise, car c’était là la particularité des contrôleurs : leur immunité au pouvoir des Voix.
D’un geste fluide – presque ennuyé – Yervain dégaina un couteau juste sous mes yeux. Mon frère fit un geste vers son sac. Voulu reculer. Trop lent.
Yervain trancha sa gorge.
Le sang, je me souviens du sang. Il jaillit, fontaine rouge et épaisse à l’odeur trop lourde de fer. Il tacha la tunique de mon frère, éclaboussa la cape grise de Yervain, m’atteignit sur le bras gauche.
Gras.
Poisseux.
Mon frère se figea, portant des mains tremblantes à sa gorge sans réussir à la toucher. Il grogna, des bulles rouges se formèrent sur sa plaie. Il recula. Puis il trébucha en arrière, s’écroula au sol. Le sang continuait de couler alors qu’il convulsait, flaque presque noire sur le sol dallé.
La Voix brûlait encore, et le contrôleur se précipita vers elle pour la sortir de là, mais c’était loin, très loin. Ça tanguait dans ma tête, et j’étouffais de chaleur, de choc et de nausée. Je m’avançai vers mon frère, incertaine. Je me laissai tomber au sol, les genoux dans la flaque rouge liquide. Mon frère ne bougeait plus, les yeux ouverts et vitreux. Je promenai ma main sur son visage, dans ses boucles brunes, comme si je n’y croyais pas. Comme si j’attendais qu’il se réveille.
Je ne faisais plus la différence entre l’humidité de ma sueur ou de son sang.
La propriétaire m’apprit plus tard que j’avais hurlé longtemps – étrange que je n’en aie gardé aucun souvenir, que dans ma mémoire la scène pulse de silence. Elle me raconta qu’elle avait dû me séparer de force du corps de mon frère alors que la vigile était arrivée pour l’emporter, après avoir été appelée par le contrôleur Yervain – ils avaient quitté le bâtiment sans même que je m’en rende compte. Elle me caressa la main une heure durant, patiente, à l’écoute – et pourtant, ce devait bien être elle qui avait indiqué au Bureau dans quelle chambre Juter se trouvait, elle qui les avait informés, elle qui avait vendu mon frère.
On nettoya sa chambre, épongeant les flaques de sang, effaçant toute trace de ce qui s’était passé. Les dalles brillaient après, froides. Plus tard, je récupérai pour héritage ce que je pus recouvrer de ses affaires : un sac de vêtements, quarante-huit pièces de quarons de cuivre, et un couteau en bronze, qu’on avait retrouvé par terre, son manche en cuir taché de sang. C’était ça, peut-être, que Juter avait essayé d’attraper, avant que, avant que.
Mes parents, eux, reçurent un courrier officiel du Bureau de Contrôle des Voix pour leur annoncer le décès de mon frère. Ils m’écrivirent plusieurs lettres froissées, m’ordonnant de revenir.
Mon ruban pâle, imbibé de sang, était devenu brun.
Et jamais, jamais je n’oubliai le visage de Yervain.